5
Shawna Lake ne supportait plus de rester couchée dans son lit. Elle entendit Mrs. Tipton remonter au premier étage avec son cidre chaud. Lorsqu’elle ne perçut plus aucun bruit, elle repoussa ses couvertures, se leva et se dirigea vers la fenêtre. Une nappe de sucre étincelante enveloppait la nuit. Des flocons dansaient dans le vent. Mais le visage de Shawna n’exprimait aucune joie. Sur la vitre couverte de givre, le reflet de son visage se superposait aux ténèbres comme le visage d’un fantôme. Elle avait le teint gris et brouillé comme de l’acier terni. Ses joues qui avaient été rondes étaient creuses à présent. Ses cheveux blonds, qui descendaient autrefois jusqu’au milieu de son dos, avaient à présent tout au plus deux centimètres de longueur. Des plaques nues apparaissaient sur son crâne aux endroits où ils ne repoussaient plus, à cause des effets de la chimiothérapie. Mais surtout, un pli soucieux barrait son front.
Quelque chose de terrible se préparait. Mais quoi ? Shawna l’ignorait. Voilà pourquoi elle avait l’air si préoccupée.
Maintenant, elle ne regardait plus la neige tomber mais le restoroute au loin où sa mère travaillait. Elle imagina sa maman courant de table en table, vêtue de cet uniforme qu’elles trouvaient toutes les deux ridicules. D’ordinaire, les absences de sa mère pour aller travailler n’ennuyaient pas Shawna. Elle savait bien à quel point cet argent était nécessaire. Mais cette nuit-là, cela l’ennuyait. Parce qu’il se passait quelque chose de très grave.
La route était flanquée de camions, certains avec leurs phares allumés, d’autres dans le noir, comme des fauves de métal énormes faisant un petit somme. L’un de ces camions était plongé dans l’obscurité. Il avait un air rabougri sans sa remorque et était parqué sous un lampadaire. Shawna vit quelqu’un se hisser sur le marchepied, ouvrir la portière et se pencher dans la cabine.
Un instant plus tard, cette même personne tombait à la renverse sur la route et s’éloignait à quatre pattes du camion, le nez en l’air.
Shawna s’agrippa aux rideaux en poussant un petit hoquet.
— Voilà ton cidre, ma chérie…
Shawna poussa un gémissement de frayeur.
— Oh ! je suis navrée… Je ne voulais pas te faire peur… Ça va ?
— Il se passe quelque chose de grave.
— Comment ?
— Oui, quelque chose… va de travers.
Mrs. Tipton posa le pichet de cidre sur la table de nuit et s’assit sur le lit en invitant d’un geste la fillette à venir la rejoindre.
— Mais qu’est-ce qui va de travers, ma chérie ? Tu ne te sens pas bien ? Est-ce que tu as mal quelque part ?
— Non, pas moi. C’est quelqu’un, là-bas.
Shawna se retourna vers la fenêtre et pointa le doigt.
— Bien sûr. Il y a toujours beaucoup de monde là-bas.
Mrs. Tipton s’approcha de Shawna et la prit par les épaules.
— Non, regarde ! Là. Tu vois ? Quelqu’un est tombé de ce camion.
Shawna aperçut alors un homme qui descendait du camion. Il se précipitait vers celui qui marchait à quatre pattes sur la neige à toute allure.
— Et maintenant, il y a celui-là qui…
— Oh ! retourne donc te coucher, ma chérie, dit Mrs. Tipton en entraînant la fillette vers son lit. Ces routiers, parfois, ils oublient comment on doit se conduire en public et ils se chamaillent. Tu n’as pas besoin de voir ça. En plus cette fenêtre est glaciale. Tu seras beaucoup mieux au chaud, sous tes couvertures.
Mrs. Tipton regagna la fenêtre, ferma les volets puis mit la fillette au lit et remonta les couvertures sous son menton.
— Tu veux écouter de la musique ? Je peux allumer la radio, si tu veux ?
— D’accord, murmura Shawna.
Elle gardait les yeux fixés sur la fenêtre qui était à présent dans l’ombre, songeant encore à la route qui passait devant le Sierra Gold Pan.
Mrs. Tipton tourna le bouton de la radio jusqu’à ce qu’elle tombe sur une musique douce et apaisante ; puis elle se pencha vers la petite fille et sourit. Mrs. Tipton était une femme rondelette, aux cheveux gris comme la fumée d’un feu de bois. De fines ridules entouraient ses yeux vifs et, lorsqu’elle souriait, son dentier remuait.
— Maintenant, chuchota-t-elle, en caressant la joue de Shawna, pense à de jolies choses, et tu feras de beaux rêves.
La petite fille fit oui de la tête en essayant de sourire. Mrs. Tipton l’embrassa sur le front. Elle laissa la porte de la chambre entrouverte et Shawna entendit les marches grincer, alors que Mrs. Tipton redescendait au rez-de-chaussée pour regarder la télévision.
Seulement, la fillette ne parvenait pas à penser à quelque chose d’agréable, et elle savait qu’elle ne s’endormirait pas tout de suite. Il se passait quelque chose de très, très grave…
— Jon ! s’exclama Bill d’une voix sifflante.
Il regarda son fils détaler comme un crabe sur la chaussée boueuse. Lorsqu’il avait aperçu l’expression de franche horreur sur le visage de son fils et entendu son hurlement de terreur, son estomac s’était brusquement noué.
Bill avait été interrompu en plein repas, et il tremblait encore comme une feuille. Pourtant, il avait sauté hors de son camion et s’était précipité vers Jon.
— Jon, ce n’est rien… Jon, franchement, c’est…
— N…on, non… v…va-t’en, tu es… tu es… va-t’en.
Jon s’arrêta et leva sur son père des yeux écarquillés par l’effroi. Puis sa terreur disparut lentement dans ses prunelles, alors qu’il continuait à fixer son père.
— Pa… papa ? finit-il par demander dans un souffle.
— Oui, Jon.
Bill s’accroupit à son côté, débordant soudain de tendresse. Un sentiment constant de manque le rongeait depuis que sa femme était partie avec les enfants. Un an déjà, comme une faim impossible à satisfaire… Mais ce sentiment fut soudain multiplié par dix. Il prit son fils dans ses bras, le pressa contre son cœur avec une violence telle que Jon grogna tout en répondant à l’étreinte de son père.
Au bout d’un long moment, Bill redéposa Jon par terre et le regarda. Il regardait son fils : il était beau et avait l’air beaucoup plus mûr.
Ô mon Dieu ! murmura-t-il. Mon Dieu. Jon, tu es… comme tu es beau, mon fils. Tu as l’air…
Encore visiblement bouleversé, Jon porta un doigt à ses lèvres et fronça les sourcils.
— Qu’est-ce… Qu’est-ce que c’est c’truc sur ta bouche ?
— Oh ! merde.
Bill s’essuya vite la bouche et se releva.
— Écoute, Jon, attends un instant, d’accord ? Rien que… ne t’en va pas.
Bill regagna son camion et grimpa sur la couchette. Sa glacière portative était ouverte. Elle était remplie de sacs en plastique transparent contenant sa nourriture. Il les avait volés la nuit précédente dans une banque de sang fermée à Redding. L’un de ces sachets était ouvert et à moitié vide. Il le regarda un instant, puis lécha la main avec laquelle il s’était essuyé la bouche, yeux clos, le souffle frémissant. Il jeta un coup d’œil par-dessus son épaule. Son gamin ne l’avait pas suivi dans le camion.
Encore un peu. Encore un tout petit peu.
À genoux sur la couchette, il saisit le sachet d’une main tremblante, le porta à ses lèvres et but comme au goulot d’une bouteille. Après la deuxième gorgée épaisse, il tomba sur le flanc et s’appuya à la paroi. Une brève faiblesse l’emportait toujours quand il prenait une portion. Une faiblesse montant du fond de ses tripes, une faiblesse équivalant à l’extase, à un orgasme. Seulement, elle n’était pas très intense lorsqu’il se sustentait ainsi, d’une simple poche en plastique conservée dans la glace…
Chaud et frais, aspiré directement sur un corps vivant, qui respirait et se débattait, l’effet était sans commune mesure. Une véritable ivresse qui altérait le cerveau.
Bill ne s’était nourri qu’une seule fois de cette façon et n’avait pu se résoudre à recommencer. Du moins, pas encore.
Pourtant, lorsqu’il avala la dernière goutte, il sentit qu’il bandait, il sentit aussi cette palpitation tout à fait agréable dans son cerveau ; un chatouillement délicieux qui déferlait dans tout son corps, comme s’il s’était enfoncé dans un lit de plumes.
Il attendit en respirant à fond que ce tourbillon d’émotions passe.
Puis il se ressaisit, s’essuya la bouche et retourna auprès de son fils.
Jon l’attendait au pied de la cabine.
— Tu as… fit ce dernier en hésitant. Heu… Tu n’as pas… l’air en forme, papa. Est-ce que ça va ? Es-tu… (Il déglutit, s’humecta les lèvres.) Es-tu malade ?
Bill considéra son fils un long moment, en se demandant pourquoi fichtre il avait fallu qu’il soit ici cette nuit-là. Comment diable était-ce possible ? A. J. et les filles étaient-elles ici, également ? Bien sûr, pardi ! Jon n’avait pas conduit le break tout seul.
Au bout de quelques secondes, ces questions devinrent secondaires…
Bill observa son fils : il était en pleine croissance. Il serait grand et large d’épaules, bien bâti, une fois qu’il aurait atteint sa taille d’adulte. Bill se voyait dans le visage de son fils. Les filles avaient hérité des cheveux roux de leur mère et de son teint diaphane, mais Jon, lui, avait ses traits et ses yeux, son épaisse chevelure brune et son teint mat.
Se penchant hors de la cabine, Bill tendit la main.
— Allez, Jon, monte. Toi et moi, nous avons beaucoup de choses à nous dire.